Les normes au service de l’industrie
Yannick Ogor
Dimanche 28 avril — 16h00 — Yourte en transition
Le paysan impossible, récit de luttes, éd. du bout de la ville
Voici un livre très complet sur l’agriculture, qui saura peut-être faire comprendre à des lecteurs relativement éloignés de ces métiers et de ces modes de vie ce qui a pu se jouer en France lorsque la paysannerie a été déstructurée puis détruite au cours du 20ème siècle. Pour les lecteurs proche du monde rural, ce livre n’aura pas de mal à devenir une arme.
« J’ai choisi la vie d’éleveur de brebis et de maraîcher. Avant tout, je voulais fuir le néant et l’humiliation du salariat. Devant l’horizon saturé de la société industrielle, j’aurais pu me satisfaire d’une discrète fréquentation du vivant : un petit jardin, une petite basse-cour, deux ou trois brebis, quelques fruitiers… J’aurais pu me satisfaire de fréquenter ce qui, chaque jour un peu plus, se dérobe à nous, et en tirer un peu de poésie, voire un peu d’autonomie vis-à-vis de ce monde. Mais j’ai eu ce pressentiment tenace : qu’à ces petites fréquentations de la nature quelque chose manque, ou plutôt, que d’une fréquentation, on peut toujours s’absenter ; et que cela, confusément, je n’en voulais pas. Au contraire, je cherchais à être pris. Car voilà bien ce qui est insupportable dans ce monde : ne jamais être pris par rien, ne tenir à rien, pouvoir être indifféremment là ou ailleurs, flotter dans l’inconsistance, se laisser porter. Etre pris comme l’inverse même d’être pris en charge. »
Yannick Ogor a donné la forme d’un livre à des années de réflexions, anecdotes, pensées, sentiments, analyses et colères. Ces années, il les a passées comme éleveur, maraîcher, animateur de la Confédération Paysanne, « paysan chômeur » (si l’on en croit la classification administrative). C’est une histoire vécue de l’intérieur, proche de l’autobiographie par moment, écrite avec style et précision. Elle croise l’histoire de la Bretagne, les espoirs et les erreurs d’une jeunesse agricole qui a cherché à moderniser la « production », notamment en érigeant le modèle hors-sol comme voie d’avenir.
L’auteur tient particulièrement à lever le voile sur des idées reçues, sur des paradoxes. C’est notamment en ça que le livre m’a beaucoup touché : il n’a rien de simpliste. Parce que Yannick Ogor cherche à comprendre comment on en vient à tenir pour acquise une situation terrible : l’élimination de toute forme de vie autonome par des mécanismes de contrôle alliés à des régulations économiques.
Par exemple, il montre comment est convoquée de manière mensongère, par la droite comme par la gauche, l’idée d’une « libéralisation » de l’économie agricole (il réfute ce qu’il nomme « l’illusion libérale » en montrant que l’agriculture a été, après-guerre, un secteur dominé par la planification et la politique d’Etat, et explique les mécanismes à l’œuvre aujourd’hui entre Europe, Etat et industriels). Comme s’il y avait d’un côté l’aléatoire du Marché et de l’autre, les raisonnables régulations de ce même Marché. En réalité, l’on voit à chaque réunion, à chaque crise, à chaque résolution de crise, que ces deux entités font partie du même capitalisme, que l’on finit par ne même plus nommer.
La question du recours aux normes est, de ce fait, traitée de manière particulièrement éclairante. C’est vrai : il faut se demander comment une forme de vie aussi indépendante que la paysannerie a pu finir par voir son salut dans la profusion de normes et de contrôles sur la « qualité » et la « traçabilité », deux notions phares de la société industrielle.
Voir en ligne : Luttes agricoles